Olivier Frébourg : « L’hôpital s’est déshumanisé

Qui était votre frère ?

Mon frère, Thierry Frébourg, est l’un des plus brillants généticiens français (j’en parle au présent car il y a des morts plus vivants que les vivants). Professeur de génétique moléculaire à Rouen dont il a fondé le service (il a tenu à revenir dans la ville où il avait commencé à étudier la médecine après avoir poursuivi ses recherches aux États-Unis, à Boston), il est un spécialiste des maladies génétiques rares et des cancers familiaux. Il est entré en médecine comme dans les ordres avec une joie et un enthousiasme qui sont sa signature. Il a voué sa vie à la recherche, à ses patients et à ses étudiants car il aime transmettre sa passion de la génétique, cette spécialité qui a révolutionné la médecine, à la jeunesse dont il est si proche.

C’est un chef d’orchestre qui fait jouer toute son équipe, un combattant qui a dû batailler contre les lourdeurs administratives et le conformisme pour obtenir des crédits et faire avancer la recherche. Ennemi de la médiocrité, de l’hypocrisie c’est, avant d’être un grand scientifique, un humaniste, un médecin de la main tendue qui ouvre ses bras à ses patients : il veille sur eux.

C’est un homme de l’hôpital public, attaché à l’éthique. Il a reçu des propositions mirifiques à l’étranger ou dans le privé, il a toujours choisi l’hôpital public, qui est notre maison commune, un bien précieux, ce chef-d’œuvre en péril. Sur le plan personnel, pour nos parents, sa femme – médecin elle aussi au CHU de Rouen -, ses enfants, notre famille, ses amis c’est un soleil, un héros éclatant au cœur simple, joyeux et si généreux et je ne cède ici à aucun lyrisme ni exagération.

« Mon frère devait être le premier médecin au monde non pas qui mourait dans son propre hôpital mais emmené dans la mort par lui », écrivez-vous. Comment cette tragédie s’est-elle nouée ?

Fin février 2021, mon frère a déclenché une névrite optique, une maladie auto-immune absolument pas mortelle qui entraîne une perte de l’acuité visuelle et qui se soigne par des échanges plasmatiques, c’est-à-dire qu’on lave le sang du patient de ses anticorps. Il faut savoir que des milliers de plasmaphérèses sont pratiquées dans les hôpitaux en France chaque année. C’est une technique parfaitement maîtrisée.

Mon frère est pris en charge dans son propre hôpital par le service d’ophtalmologie puis de neurologie qui, à Rouen suit habituellement cette pathologie et procède au traitement. À cette fin, il lui est posé le 5 mars un cathéter en jugulaire selon les procédures du CHU de Rouen qui se révéleront d’un autre âge alors que dans la plupart des autres hôpitaux la plasmaphérèse se pratique sur des veines périphériques. Mon frère se conduit comme un patient ordinaire suivant à la lettre toutes les instructions qu’on lui donne.

Dès le lendemain, il est autorisé à rentrer chez lui le soir avec son cathéter dans la jugulaire puis revient dans la journée à l’hôpital suivre son traitement. Son acuité visuelle s’améliore après cinq échanges plasmatiques Le vendredi 12 mars, il est en pleine forme. Le médecin sénior, qui le suit en neurologie, décide que l’ablation du cathéter sera effectuée à 17 h : c’est la fin de la plasmaphérèse. Son bon de sortie est signé pour 18 h. L’humeur est au beau fixe. Les perspectives sont bonnes.

L’infirmière qui va pratiquer l’ablation du cathéter n’a que trois mois d’expérience professionnelle. Elle n’est accompagnée que d’une élève infirmière de première année. Il n’y a aucun médecin à ses côtés pour cette ablation qui est un geste délicat, précis répondant à un protocole encadré. À partir de ce moment, toutes les pratiques vont se révéler fautives (ce sont les experts médicaux qui l’affirment).

Les cathéters centraux doivent être enlevés avec la tête du patient en bas, cela n’a pas été le cas. En outre, ils doivent être ôtés en expiration forcée afin d’empêcher que l’air pénètre dans la veine. Or, l’infirmière a demandé à mon frère d’inspirer fortement. L’infirmière n’a pas appuyé assez fortement sur le point de ponction où se trouvait le cathéter jugulaire et n’a pas utilisé un pansement hermétique : une bulle d’air est entrée dans la veine jugulaire et a entraîné une embolie gazeuse. Ensuite, l’enchaînement sera catastrophique : ce fut un chemin de croix pour mon frère qui, dans un état désespéré, sera transféré à l’hôpital de Garches pour être placé dans un caisson hyperbare.

Malgré les efforts des réanimateurs, son cœur s’arrêtera de battre le 13 mars à 15 h 16. Il n’y a aucun reproche à adresser à l’hôpital de Garches Tout le drame s’est joué à l’hôpital de Rouen : l’infirmière était inexpérimentée et a suivi un protocole mis en place par le CHU, qui était totalement fautif. Mais surtout, il n’y avait aucun médecin expérimenté à ses côtés et ce geste aurait dû, a minima, être effectué dans un service de réanimation. Les experts médicaux, un professeur de réanimation et un autre de neurologie, ont conclu à « un accident médical 100 % fautif ».

Nous ne demandions qu’une main tendue, celle qui soigne. Plus que de toute autre institution, nous sommes en droit d’attendre de notre hôpital public un geste d’humanité et la vérité nue.

Après sa mort, votre famille se heurte à un mur d’indifférence édifié par le CHU de Rouen. Non seulement les « grands prêtres de l’hôpital » ne manifestent aucune empathie, mais ils tentent de détourner la vérité… Comment expliquez-vous une telle attitude alors que votre frère a tant donné à ce CHU ?

L’attitude de la direction de l’hôpital et de certaines autorités médicales (et je ne mets pas en cause ici l’ensemble du personnel soignant ni de nombreux confrères, amis de mon frère qui ont été consternés) a été sidérante surtout quand on sait que mon frère a voué sa vie à cet hôpital dont il était l’une des figures de proue et que son épouse y travaille comme médecin depuis plus de trente ans.

Tout d’abord un communiqué trompeur a été envoyé à la presse selon lequel mon frère était « mort d’une complication aiguë de sa maladie » comme s’il avait eu cancer ou une maladie incurable. Nous avons dû corriger la vérité. On a essayé de nous faire croire que sa mort était due à une malformation cardiaque bénigne et qu’il n’avait pas suivi les instructions du personnel soignant : tout cela a été battu en brèche par le rapport d’expertise

Ensuite, aucun des médecins qui ont suivi mon frère lors de son hospitalisation et qui auraient dû encadrer l’infirmière n’ont cherché à nous rencontrer, à s’excuser. Ce fut un silence assourdissant. J’ai moi-même dû appeler la directrice générale du CHU qui, trois jours après la mort de mon frère, ne s’était toujours pas manifestée. À l’hôpital, on a tourné le dos à ma belle-sœur. C’était omerta sur le CHU !

Certains collègues qui devaient beaucoup à mon frère ont préféré être les gardiens du temple plutôt que les apôtres de la vérité. Nous ne demandions qu’une main tendue, celle qui soigne. Plus que de toute autre institution, nous sommes en droit d’attendre de notre hôpital public un geste d’humanité et la vérité nue.

Chaque jour l’hôpital sauve des vies. Quand survient une tragédie, une faute médicale, il faut avoir le courage de l’avouer, de la reconnaître, ne pas mettre un écran un écran de fumée sinon c’est notre part de d’humanité qui est menacée. Quand on est médecin, professeur, chef de service, on prend ses responsabilités sinon on jette aux orties le serment d’Hippocrate. Et dans cette terrible histoire, plus on monte dans la hiérarchie plus on adopte la conduite du « Courage, fuyons ! ».

D’ailleurs, nous avons reçu ensuite de toute la France ou de l’étranger des témoignages de médecins éminents scandalisés non seulement par les faits mais aussi par l’attitude du CHU. Dans Le Télégramme, le professeur Claude Férec, spécialiste mondial du dépistage de la mucoviscidose, a pointé les circonstances obscures qui ont entouré la mort de mon frère et partagé sa colère sur l’hôpital public devenu ingérable. À ce jour aucun hommage public digne de ce nom n’a été rendu à mon frère à Rouen.

J’aime cette phrase du philosophe Paul Ricœur : « Le médecin se trouve, avec le patient dans un rapport qui touche au désir d’accomplissement de son malade, car il se trouve dans une proximité qui ressemble à celle de l’amitié. Mais ce rapport passe aussi par l’institution, parce que la compétence du médecin fait partie de l’institution médicale ».

« L’État providence n’a plus cru en son hôpital », dites-vous. Celui-ci s’est métamorphosé en « monstre kafkaïen », selon vous. C’est ce qui a tué votre frère ?

Tous les soignants, tous les usagers savent dans quel état se trouve l’hôpital public : cadences infernales, manque de moyens humains et de lits. Depuis des décennies, l’État a sa responsabilité dans cette situation dramatique. En outre, les médecins ont perdu la main au profit des gestionnaires de la santé.

Les hôpitaux sont désormais des villes à elles seules. On parle de procédures, de chartes mais l’hôpital s’est déshumanisé car les soignants n’ont plus assez de temps à consacrer à leurs patients et leurs gestes deviennent mécaniques. C’est l’incompétence et le défaut d’encadrement qui ont conduit mon frère dans le couloir de la mort.

Il ne faut évidemment pas généraliser : il y a des médecins et des soignants de grande qualité à l’hôpital de Rouen, qui ont sauvé les nôtres. Mais nous nous battons aujourd’hui c’est aussi pour toutes les victimes d’accidents médicaux et leurs familles qui ont été réduites au silence

Vous avez tenté de rencontrer l’infirmière qui a causé cet « accident médical fautif », selon les termes du rapport d’expertise. Que vouliez-vous lui dire ?

Après la mort de mon frère, malgré le traumatisme et le chagrin qui nous ont foudroyés, nous avons tendu la main car nous pensions que le CHU de Rouen formait une famille unie qui nous aiderait dans notre recherche de la vérité.

Oui, nous avons pensé à cette infirmière car elle devait, imaginions-nous, ressentir une lourde culpabilité. La direction s’est étonnée que je puisse croire qu’elle ressente un sentiment de culpabilité (« avais-je des informations pour avancer cela ? » m’a-t-on dit) et n’a pas donné suite à notre demande d’entretien estimant que c’était prématuré. Comme par hasard, cette infirmière a très vite quitté l’hôpital de Rouen.

La littérature n’est d’aucun secours face à la catastrophe ou à la tragédie. On ne se remet pas de la mort injuste d’un être cher. On vit avec l’amputation au cœur.

De quel secours la littérature est-elle face à la mort de son frère ?

La littérature n’est d’aucun secours face à la catastrophe ou à la tragédie. On ne se remet pas de la mort injuste d’un être cher. On vit avec l’amputation au cœur. Mais la lecture de certains auteurs comme Victor Hugo et la peinture notamment celle de Nicolas Poussin m’ont permis de rester proche de mon frère, de parler avec lui.

Et si j’ai écrit ce livre c’est pour rendre hommage à sa magnifique personnalité de médecin, à son cœur si généreux, à cet homme extraordinaire, au bonheur qu’il nous a donné à tous (c’est, je l’espère, l’aspect joyeux de ce texte) mais aussi pour que le silence, l’attitude de son hôpital et plus largement les politiques en charge de notre santé ne l’enterrent pas une seconde fois.

« La Bretagne, c’est la renaissance de mon frère », écrivez-vous. Quel rapport avait-il avec notre région ?

Notre famille maternelle est originaire de Douarnenez. Mon frère est très attaché à cette terre, à cette mer, à sa culture, à sa gastronomie. Nous séjournons aussi depuis notre enfance à Quiberon et avec sa femme et ses enfants, il y passe une grande partie de ses vacances. Dans cette presqu’île où il coupe de ses obligations professionnelles, il accueille ses amis et les siens à bras ouverts, retrouve force, énergie et cette innocence d’enfant qui ne l’a jamais quitté. Sur le littoral breton comme ailleurs, Thierry, ce frère unique, ne nous quittera jamais car c’est l’homme de l’éternel printemps.

* « Frère unique », Mercure de France, 19,80 €.

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